CAPITAL-RISQUE
Il parait que j'ai fait un métier dangereux. Un métier où il était conseillé, et même recommandé, d'avoir peur. La peur comme viatique, comme garde-fou. Jauger son environnement immédiat dans le conflit armé et accorder sa peur au niveau du danger réel pouvait faire la différence entre retrouver son lit le soir, ou pas. Il existait des règles de sécurité, bien sûr, mais rien ne remplaçait un système d'alarme personnel bien affiné, hic et nunc.
Il n'y avait pas moyen de suivre des cours pour acquérir ce savoir-là. La peur était une affaire qui se régulait sur la durée. On apprenait à avoir la trouille tout seul dans son coin. Certains étaient plus doués que d'autres. Au bout d'un long parcours, on savait que l'on pouvait faire confiance à sa peur. L'expérience était le maître mot.
Moi, comme tant d'autres, j'avais commencé par me sentir invulnérable, comme ces combattants libériens avec leurs amulettes qui les rendaient imperméables aux balles, aux bombes, aux missiles, à tout le bazar qui vous réduit en hachis, croyaient-ils. Bien que dépourvue de grigris, je ne concevais pas, au début de mon parcours humanitaire, qu'un projectile puisse m'atteindre et m'envoyer ad patres, je ne concevais pas, simplement. C'est venu mine de rien, à force de côtoyer les dégâts et le malheur, comme une lente érosion de mon capital d'invincibilité. A l'épreuve de la réalité, comme on dit. La peur s'est infiltrée pianissimo, par petites touches, puis avec insistance. Somalie, Rwanda, Burundi, Zaïre, côté trouille nous fûmes largement servis, à certaines époques. En fin de parcours, j'ai eu la sensation d'avoir épuisé mon compte en banque. Crise de mon Capital - Sécurité.
Tout cela, c'est de l'histoire ancienne. Depuis quelques années, le risque le plus grave qui me menace est de voir disparaître un fichier photographique de mon écran d'ordinateur. Respiration.
Et puis, pas plus tard que l'autre jour, la peur m'est tombée dessus, intacte, la vieille poison. Je me trouvais pourtant dans une situation banale, entourée de milliers de gens qui vivaient la même chose que moi, dans un pays en paix, un pays qui concentre le plus grand nombre de merveilles artistiques de la planète. Est-ce que j'étais la seule à être saisie d'effroi ? Etais-je frappée, à retardement, par un traumatisme foudroyant, jusque-là oblitéré?
Ainsi que j'avais appris à le faire au fil des ans, j'ai évalué le danger ainsi que ma position dans cette situation et j'ai trouvé que j'avais entièrement raison d'avoir la pétoche.
Il était 17h sur l'autoroute Bologne-Florence, un trajet interminable en forte pente, truffé de tunnels et de virages excessivement serrés, dignes des routes de montagnes de mon pays natal. Un soleil triomphal et rasant vous transperçait les yeux, vous laissant aveugle à la sortie - comme à l'entrée d'ailleurs - de chaque tunnel. Tous les camions du Nord de l'Italie s'étaient donnés rendez-vous pour une course de vitesse plein gaz pimentée de dépassements intempestifs dans les virages les plus aigus, le jeu consistant aussi à serrer les autres mastodontes au plus près, afin que la virtuosité de chacun soit pleinement visible et reconnue de tous. Dans le carnaval des camions slalomaient des milliers de voitures lancées à pleine vitesse, furieusement collées les unes aux autres, déboîtant et se rabattant à l'arraché, ignorant de toute éternité les panneaux de limitation de vitesse. Vu d'avion cela devait ressembler à une immense transhumance d'insectes amoks.
Je me suis dit : tous ces gens sont bardés d'assurances contre la maladie et les accidents, de RC, d'assurances-vie, d'assurance contre les incendie et les dégâts d'eau, d'assurances contre le vol et contre la grêle, contre le chômage et pour la vieillesse et même d'assurances pour leurs précieuses bagnoles mais ils se sont lancés à tombeau ouvert en masse compacte sur cette autoroute et si l'un d'entre eux a la moindre défaillance, il y aura des dizaines de morts en quelques secondes.
J'étais saisie par le mystère de cette étrange prise de risque dans notre époque gavée de discours sur le risque zéro, la tolérance zéro, qui dénonce soir et matin le fléau et le scandale de l'insécurité. S'agissait-il d'une foi mystique en la maîtrise toute-puissante de l'Homme au Volant, d'une confiance aveugle en l'instinct de survie du voisin ? Mais l'idée même de déposer sa vie dans les mains d'une cohorte de chauffards n'était-elle pas d'une absurdité comique alors que, au quotidien, la confiance en l'autre est absente au point que chacun verrouille sa porte à toute heure du jour ?
La terreur ne m'empêchait pas de gamberger, voyez-vous, il fallait bien que mon cerveau se divertisse. Au volant, mon compagnon était tendu, sans plus. Je me suis mise à compter les kilomètres comme on égrène un chapelet dont chaque grain rapproche du salut. Etais-je la seule à me révolter à la perspective de mourir dans cette parade orgiaque de la civilisation des hydrocarbures ? Pourquoi est-ce que nous ne prenions pas tous la prochaine sortie pour aller tranquillement arpenter les doux bocages toscans?
Etait-ce une version démocratique des jeux du cirque ? Ceux qui vont peut-être mourir dans trois secondes vous saluent cordialement? Ou alors une roulette russe des temps modernes, à large échelle, une cérémonie secrète bourrée d'adrénaline et de perverse excitation face au danger, ah oui, enfin du danger, ah oui, enfin risquer sa vie, entre la morne journée au bureau et la soirée devant la télé? Persisterait-il, dans la vieille bête humaine, une braise sauvage, un désir inavoué mais puissant de lancer sa vie par-delà les nuages, de défier les Dieux pour ensuite ouvrir la porte du trois-pièces-cuisine et dire gentiment : "Bonsoir chéri(e), tout s'est bien passé aujourd'hui, rien à signaler".