HARLEM OH LORD !
A Harlem nous étions bien entourés, je dirais même que, dans notre maison, nous étions accolés au Seigneur : Une église à droite, une église à gauche, la "Second Corinthian Baptist Church" d'un côté, le "Kelly Temple Church Of God In Christ" de l'autre. Deux spécimens assez typiques de l'éventail des lieux de culte du quartier : 400 églises disséminées à Harlem.
La "Second Corinthian" est une église minuscule de type familial. En cinq semaines, nous n'y avons guère aperçu d'autre activité que les allers et venues quotidiennes de la famille du pasteur.
Le "Kelly Temple" est d'une autre trempe, grande bâtisse imposante, vaste église couronnée d'une longue galerie. Nous allâmes assister au service dominical quelques jours après notre arrivée. Foule des fidèles merveilleusement endimanchée, chapeaux tout droit sortis de l'inépuisable collection de HM Queen Elisabeth, broches et sautoirs étincelant sous la vive lumière du Gospel pour les dames, costumes moirés, gomina, chaussures brillantes et pointues pour les Messieurs. Les quelques étrangers venus en curieux furent accueillis cordialement et assistèrent à un culte parfaitement ordonnancé qui dura… trois pleins tours d'horloge.
Chants, swing, incantations, Halleluyah, sermons, Amen, chants, Halleluyah, danses, bras levés, cris, Oh Lord, Halleluyah, Amen... Une pareille séance de défoulement hebdomadaire pratiquée dans la chaleur de la Communauté doit épargner bien des frais de psy aux familles du quartier.
Depuis le jardinet à l'arrière de notre maison et même dans notre cuisine, il nous était impossible de rater la moindre miette sonore des nombreux offices du Kelly Temple. Tout-à-fait exotique les premiers jours, légèrement saoulant passé la deuxième semaine! Il arrivait qu'un prédicateur invité fasse monter le baromètre de la ferveur à des sommets de frénésie qui m'empêchaient de lire sur mon écran le dernier article du Monde sur la cote de popularité en chute libre de François Hollande avec toute la concentration voulue. J'ai d'ailleurs écrit un mot à ce cher François en son palais élyséen pour lui suggérer de venir faire un petit stage d'ambiance au Kelly Temple.
Il faut dire que les Français sont particulièrement friands des offices dominicaux à Harlem, croyants et mécréants enfin rassemblés. Le dimanche matin, quand l'honnête habitant de Harlem se prélasse sous l'édredon ou fourbit sa rutilante tenue pour le culte, les rues sont désertes, hormis…. des cars venus de Downtown pour déverser des foules françaises devant les églises les plus célèbres. Sitôt les offices terminés, attirés par des nourritures moins spirituelles, ces fidèles d'un jour forment d'interminables queues devant Sylvia's ou Chez Lucienne dans l'espoir de manger des oeufs mimosa à la sauce harlemitaine, ou du poulet pané et frit accompagné de gaufres…
Comme le dit depuis 2500 ans mon vieux copain chinois Lao Tseu, tout est une question d'équilibre en ce bas monde. Tant que quelques étrangers se rendirent en catimini dans les églises de Harlem pour savourer la chaleureuse exubérance des offices, tout alla pour le mieux. Depuis que tous les guides sur New York vantent le passage du dimanche matin à Harlem comme un Must absolu, la vulgarité et le business s'en sont mêlés. Consolons-nous tout de même : le gros des troupes s'agglutinant dans trois ou quatre églises, il reste possible de s'installer discrètement dans des temples moins courus. Les paroissiens viendront vous souhaiter la bienvenue et vous proposeront, peut-être, de partager une tasse de café après l'office.
Mais pourquoi tant de lieux de culte, pourquoi 400 églises ? Le ciment communautaire que constituent ces églises dans la population noire de Harlem ne fait de doute pour personne. Ce rôle va-t-il perdurer ? Difficile à dire, mais comment ne pas remarquer que la majorité des fidèles sont des personnes d'âge mûr et que les jeunes gens sont rares? La joie candide du Gospel touche-t-elle encore le coeur de la jeunesse noire, celle du rap et de la consommation?
On entend différentes choses sur les raisons de cette forêt d'églises. On parle de subventions et d'avantages fiscaux qui permettraient à une famille de conserver sa maison, voire d'en acquérir une, à condition de l'inscrire comme lieu de culte. Les abus auraient été légion. Il y aurait donc un lien entre l'histoire immobilière mouvementée de Harlem et ses églises, histoire qui commença par l'opulence blanche de la fin du XIXème siècle pour évoluer vers un peuplement des noirs et sombrer peu à peu dans la déshérence - reflet implacable de l'exclusion des noirs - flanqué de son cortège de misère et d'injustice. Au milieu des maisons pourries, des terrains jonchés de détritus, de la peur et des petits gangs miteux, les églises, en parvenant à se multiplier, sauvèrent non seulement nombre de ces magnifiques maisons de Harlem de l'écroulement final mais représentèrent sans doute un dernier lien social où la solidarité et la fierté d'être ce que l'on est perdurèrent à travers des décennies affreusement sombres. Les églises de Harlem gardent aujourd'hui encore un rôle de promoteur ou d'écrin pour toutes sortes d'associations à but social ou charitable. Cet aspect de ciment communautaire est parfois plus important que la fonction proprement religieuse des églises. Elles restent aussi, encore de nos jours, des lieux d'engagement dans les échéances politiques.
Aujourd'hui Harlem change, elle réintègre Manhattan en quelque sorte, alors qu'elle en fut coupée par une frontière invisible et implacable pendant 80 ans. La population blanche de Manhattan reprend le chemin des rues au-dessus de la 110ème. Les prix de l'immobilier se sont envolés, les superbes maisons délabrées ont été restaurées, les rues sont devenues belles, propres et sûres. La population noire reste très majoritaire, disons qu'à l'oeil on parierait entre 80 et 85 %. Mais, avec les nouveaux prix, devenus excessifs même pour la classe moyenne, que sont les pauvres devenus? Ont-ils pu monter dans l'ascenseur social, ou pour le moins grimper quelques barreaux de l'échelle? Il semblerait que les pauvres soient principalement repoussés vers les lointaines périphéries, comme c'est le cas un peu partout dans les mégapoles.
Pour moi Harlem reste mystérieux. Un monde en mutation accélérée qui livre peu ses secrets, utilisant sa mythologie - les hauts lieux du jazz, les glorieuses luttes pour l'émancipation- comme un étendard et comme un paravent. Les frontières de Harlem ont été ouvertes, mais une certaine opacité demeure. Une ancienne façon de se protéger, peut-être.