Le Vieux qui ne Riait pas sous Cape
Comment ça va dans le cockpit ? Etes-vous sûrs d'être aux commandes de votre appareil ? Avez-vous le sentiment de maîtriser la trajectoire, le niveau de carburant, les turbulences extérieures ? La cargaison est-elle bien arrimée en soute ?
Je vous pose ces questions, parce que moi, entourée de toutes mes manettes mentales, cramponnée au manche à balai de mes états d'âme, faisant virer mes raisonnements sur l'aile et atterrir ma conscience sur le tarmac de la réalité ( notre mère toute puissante ) et bien moi, voyez-vous, je me demande si j'ai pas un p'tit vélo qui m'trotte dans la tête.
Et pourtant, je me croyais bien peinard(e?) à l'intérieur de ma cervelle huilée, météo stable, vent faible à modéré, une certaine expérience de la navigation à vue, finalement pas désagréable.
Et puis un jour, finito, le trou d'air, le crash. Bon, laissons la métaphore aérienne filer dans les airs, on pourrait s'en lasser.
Hors donc, de bon matin par un jour de novembre gris et cru, je sors de chez moi pour me rendre dans le laboratoire de mon médecin préféré afin qu'une prise de sang atteste de l'excellence de ma santé, après un an passé dans un beau pays défiguré par une guerre sans merci comme elles le sont toutes.
Je me suis enveloppée dans une somptueuse cape noire très ample et terriblement chic, acquise la veille dans une boutique hors de prix de Genève et je me prendrais volontiers pour l'arrière petite nièce du Comte Dracula, sauf que je n'aime pas les prises de sang et qu'il me faut bien constater que même cet achat extravagant n'agit pas comme le dérivatif euphorisant que j'espérais, pour égayer mon âme endolorie.
Moi et ma belle cape noire nous montons dans le bus. Dans le bus il n'y a presque personne malgré l'heure matinale, la plupart des sièges sont libres.
Tout au fond, au centre de la rangée de sièges disposés sur tout l'arrière du véhicule, se tient assis, tout seul, un petit vieux. Personne à côté de lui, personne devant.
Moi, je vois tout cela très bien, le bus quasi vide, le vieux monsieur seul au fond.
Et bien, le voilà, le grand couac neuronal : je traverse tout le bus, je me dirige droit vers le vieux et je m'assieds sur lui.
Vous avez bien lu, je m'assied sur le pépé, avec ma grande cape noire et tout. Quand même, au bout d'une seconde passée sur les genoux de l'ancêtre, je réalise qu'il y a truc qui ne joue pas, je bondis sur mes pieds et, dans un éclat de perruche qui a paumé sa cervelle, je pépie : " Oh pardon, je ne vous avais pas vu !"
S'ensuit un affreux fou-rire que j'essaie de réprimer - dérisoire velleité de self-control - mais qui me secoue des pieds à la tête. Je reste plantée là, toute agitée par ce fou-rire hystérique et coupable. Le vieux monsieur a blêmi, il me regarde avec des yeux agrandis par l'effroi, puis il se lève et dévale littéralement la travée du bus. A l'arrêt suivant, il s'éjecte du véhicule aussi vite que le lui permettent ses pauvres gambettes, retrouvant en toute hâte un monde où les vivants et les morts demeurent chacun à leur place et où nulle dame en noir ne surgit pour vous poinçonner votre ticket de sortie définitif.
Cette histoire date un peu. Depuis, chaque fois que je vais chez mon médecin préféré, chacun me demande sur qui je me suis assise dans le bus, cette fois-ci ? Cela semble les intéresser beaucoup plus que l'état de ma santé.
Quand à la grande cape noire, je l'ai toujours, elle n'a pas pris une ride.
Pas de nouvelles du pépé.