VOIR


L'autre jour je suis tombée sur la phrase du renard, lorsqu'il dit au Petit Prince : "On ne voit bien qu'avec le coeur. L'essentiel est invisible pour les yeux". Enfin, disons que je suis tombée dessus mentalement, et pas avec les yeux, vous voyez ce que je veux dire?

C'était au 4ème étage du Centre Georges Pompidou, là où Paris s'offre au regard par tous les temps, de jour comme de nuit. La montée en escaliers roulants, étage après étage est une expérience inépuisable pour tout voyeur éclairé, comme si Paris chuchotait à son oreille "déshabillez-moi".

Sauf que, ce jour-là, ce n'était pas le spectacle de Paris qui m'absorbait mais la contemplation des tableaux de Salvador Dali, dans la grande rétrospective qui lui est consacrée présentement (janvier 2013). Je précise, assez inutilement, qu'il y avait un monde fou.

Ces grandes expositions drainent des foules de plus en plus considérables, des foules gonflées à bloc, qui vous traversent l'Europe de Vilnius à Paris en passant par Londres (ah, la New Tate!), des foules prêtes à piétiner sous la pluie de pleins tours d'horloge pour accéder finalement au Saint des Saint et, récompense suprême, pouvoir se démancher le cou entre des haies d'épaules serrées comme à Pyongyang dans les défilés militaires, pour apercevoir un bout de montre molle. Les prévoyants réservent leur billet d'entrée des mois à l'avance, ce qui signifie qu'ils font aussi la queue, mais un petit peu moins longtemps. Pour moi, combien de chefs d'oeuvre n'ai-je point raté, fuyant devant les longs serpentins humains? Mais ce jour-là, j'avais supporté une demi-heure de queue de presque bonne grâce.

Les journaux disent qu'il s'agit d'un phénomène de société, cet engouement de masse, et certains journalistes ne se gênent pas pour mettre en doute l'intérêt authentique de si vastes populations pour l'ART. Ils accusent les  visiteurs d'être des snobs moutonniers, motivés avant tout par le désir de lâcher négligemment, lors d'un prochain repas entre amis: "L'expo Dali ? Oui bien sûr nous l'avons vue, un bel accrochage, un peu trop exhaustif peut-être ?" A mon avis, ce sont des esprits chagrins qui prétendent cela, de vilains élitistes fâchés de ne pas être "entre soi" à Beaubourg. Vous noterez que ce sont les mêmes qui gémissent parce que le peuple regarde TF1 plutôt que ARTE. 

Mais je perds mon sujet de vue.

J'en étais donc à calculer la meilleure trajectoire à travers les salles de l'expo Dali pour optimiser le rendement culturel de ma visite. Comprenez que j'essayais de voir les tableaux ! A un moment, j'entends derrière moi les explications d'un guide à son groupe. D'ordinaire je fuis plutôt ces troupes bruyantes qui monopolisent le périmètre devant les toiles. Mais là, j'entends cette voix qui dit des choses claires, précises et instructives à son auditoire. Je me glisse en lisière du groupe, opère un petit quart de tour mine de rien et me voilà en bonne position pour profiter des lumières du guide.

Je dois dire que je suis contente de recevoir des commentaires érudits sur les tableaux car, avec Dali, je ne peux pas me nourrir en solitaire de l'émotion des tableaux, pour la simple raison que je n'en trouve pas, de l'émotion. J'admire la puissante et splendide maîtrise du peintre, je suis intriguée par les motifs étranges de sa symbolique complexe, mais bon, Dali parle plus à ma tête qu'à mon coeur ( c'est ainsi qu'il m'ennuie au bout d'un moment).

Le guide raconte bien, il parle du rapport de Dali à la psychanalyse, il donne des clés pour les motifs symboliques, il explique les inconstances politiques du peintre, bref il livre du solide.

Au bout d'un moment, je lève les yeux vers mes voisins du groupe, groupe qui me semble rudement discipliné et silencieux. Je m'étonne alors de constater que cet auditoire si attentif se tient le nez en l'air ou la tête penchée de côté, ou n'importe comment. Un hiatus entre la concentration manifeste de ces gens et leur posture devant les tableaux, vous me voyez venir ? Quand on ne s'attend vraiment pas à quelque chose, on met du temps à percuter, un temps ridicule parfois.

A la fin des fins, je finis quand même par comprendre que je suis au milieu d'un groupe d'aveugles. Plusieurs portent leur canne blanche.

Et moi, la bien-voyante qui ne voyait rien, passagère clandestine d'une petite troupe qui ne risquait pas de me repérer, je suis prise d'un vertige.

Pourquoi sont-ils là, qu'est-ce qu'ils voient, comment voient-ils ? Ils sont si attentifs, si manifestement présents. Je suis bien trop intimidée pour oser m'adresser à aucun d'entre eux. En tous cas, il ne s'agit pas d'un happening surréaliste (qui aurait, je n'en doute pas, enchanté Dali). Pas de deuxième degré ici, mais des gens dans leur quotidien qui se connectent aux oeuvres exposées d'une façon absolument mystérieuse pour moi. Quant au guide, l'unique ajustement qu'il consent à son auditoire est de décrire brièvement la toile avant de commencer ses explications. Rien dans son comportement n'indique qu'il ait conscience de faire quelque chose de spécial.

Dans le fond, la seule personne qui se fait des noeuds au cerveau en cette occurrence, c'est moi. Inutile, n'est-ce pas ?

Finalement je l'aime ce mystère. Un mystère chargé de sens et de poésie.

…On ne connaît que les choses que l'on apprivoise, dit le renard….Que faut-il faire ? dit le petit prince….il faut être très patient, répondit le renard.

Contact

CAPTCHA
Cette question permet de s'assurer que vous êtes un utilisateur humain et non un logiciel automatisé de pollupostage.
CAPTCHA visuel
Entrez les caractères (sans espace) affichés dans l'image.