TaXi Au FoU !

Avant que cette histoire ne s'ensable dans les dunes fragiles de ma mémoire, je vais vous conter la course de taxi la plus abracadabrantesque de ma carrière. Garanti authentique.

Quelque part dans Paris, je hèle un taxi, il s'arrête, je m'installe sur la banquette arrière, bonjour Monsieur. J'indique ma destination.

" 'Chour ! " coasse le chauffeur dans un gargouillis mandibulaire. Il porte quelque chose en bouche et mâche avec entrain. Je jette un regard en biais et découvre sur ses genoux un papier déplié avec du pain, du fromage et des tranches de saucisson. Dans le porte gobelet, une Heineken fait des bulles.

"Ah, mais vous mangez, je ne voudrais pas interrompre votre collation, je peux trouver une autre voiture" dis-je obligeamment. Mais il a déjà enclenché le compteur et démarré. Tenant le volant de la main gauche, il saisit son pain de la droite, arrache une bouchée et se tourne vers moi avec un grand sourire. "Pas de problème, j'ai l'habitude". Il attrape la bouteille de bière et s'envoie une bonne lampée. Il a des cheveux en fouilli de boucles et une tête sympa.

"Voulez une tranche de saucisson? l'est rudement bon, ah moi quand j'ai faim faut que je mange". "Euh, non merci" je dis platement, un rien éberluée.

Une musique rock joue en sourdine et le chauffeur accompagne les riffs de guitare d'une voix de tête haut perchée, bouche pleine et fermée, enfin à peu près. Bon, moi je préfère un bon rock aux naiseries qu'on entend habituellement dans les taxis. L'habitacle est tapissé de photos, de trucs découpés dans des magazines et de petits gadgets genre mini schtroumpfs au bout d'une chaînette et Batman en plein élan sous le rétroviseur. On se croirait dans une chambre d'ado.

"Et bien, voilà un mec qui vit sa vie dans son taxi", je me dis, amusée, car je vois qu'il conduit bien, vite mais bien, malgré la main gauche, le pic-nic et le rock.

"Ouh la poisse" fait-il soudain, "c'est bouché là-devant sur le boulevard, je connais, on risque d'y passer des plombes". La voiture ralentit et soudain il donne un bon coup de volant sur la droite et engage la voiture dans une ruelle. Il observe une demi seconde et accélère à fond de train. "Pas de panique ma p'tite dame, le gars bibi connaît les bons plans pour couper les vilains bouchons". J'ai juste le temps d'apercevoir le panneau de sens unique.

"Mais on roule dans le mauvais sens" je proteste ébahie. "Juste un chouïa, ma p'tite dame, ça y est on reprend la rue à droite dans le bon sens, vous voyez ça baigne, je vous fait gagner un temps fou, c'est votre amoureux qui va être content !" Il se marre, l'insensé, toujours la bouche pleine. Et hop, une tranche de saucisson.

Bon, c'est clair, je suis tombée sur un hurluberlu de première. Je pourrais très bien lui dire de s'arrêter, payer et sortir de cette roulotte de cirque. Mais voyez-vous, lorsque le quotidien bascule sans crier gare dans l'extravagance, j'ai tendance à vouloir suivre le feuilleton jusqu'au bout. Pire, c'est là où un petit diable dans ma tête commence à jubiler.

On a repris les grandes avenues, il conduit toujours de la main gauche, c'est le tour du fromage maintenant, à part ça tout va bien.

Quand même, je joue mon rôle de passagère : "Et alors, vous n'avez jamais eu de contraventions, je veux dire d'ennuis avec la police? " Hou Hou s'esclaffe le Fangio des boulevards, faut pas rêver ma p'tite dame, les points sur le permis, bonsoir bonne nuit! Ah ces flics, c'est punaise et compagnie!". "J'imagine qu'il ne doit plus vous en rester beaucoup, de points" dis-je pour qu'il continue à causer. "Ah c'est rien de le dire, ça fait deux ans que je n'en ai plus!".

Alors là, je reste sans voix. Moi qui croyais que les taxis étaient hyper contrôlés, qu'est-ce que c'est que cette histoire de fou? " Mais co-comment c'est possible, alors votre pe-permis?" je bégaie. S'ensuit une explication véhémente, brouillonne bien qu'extrêmement détaillée sur les arcanes de l'administration française en matière de licence et de permis et de tous les affreux dysfonctionnements et les péripéties courtelinesques qui font que ce chauffard continue à officier depuis deux ans sans l'ombre d'un permis de conduire. Il est lancé l'animal, il n'y a pas que son moulin qui monte les tours.

Je l'interromps, à moitié saoûlée : "Et vous n'avez pas peur qu'un passager vous dénonce, à raconter tout ça à des inconnus?" Alors il se tourne carrément vers moi avec un sourire malin : " Oh, je raconte pas à n'importe qui, j'ai bien vu que vous êtes pas du genre à courir chez les poulets, j'ai peut-être pas l'air, mais je suis fin psychologue, moi"! Bingo, il pourra toujours se recycler.

On approche de ma destination, mais lui est tout excité et il braille : "De toutes façons, je m'en fous, je m'en fous complètement, les flics je les emmerde, ah ça oui, je les emmerde!" Il s'est garé, nous sommes devant les marches de l'Opéra Bastille. En cherchant ma monnaie, je décide de m'en payer une dernière tranche : "Alors vous connaissez sûrement la chanson j'emmerde la police et la maréchaussée", et, dans un élan pervers, je lui chante la chanson ! Il est tout ravi et il la chante après moi pour la mémoriser. Je quitte le taxi et il me fait de grands gestes d'adieu.

Mais qu'est-ce qui m'a pris ?

Quelques semaines plus tard, je fais la queue à une station de taxi, mon tour arrive, je monte dans le véhicule. NON, pas possible, le chauffeur fou! C'est bien lui, pas de doute! Il y a 20'000 taxis à Paris et je retombe sur lui! Allo, taxi-anar, bonjour! Je lui rappelle l'épisode de la chanson sur la police, il me "remet" comme on dit et nous voilà partis, copains comme cochons.

Cette fois, l'ambiance est nettement plus calme, il se contente de conduire en buvant un espresso, dans une petite tasse en porcelaine et non dans un gobelet en carton, c'est un détail qui compte, vous en conviendrez. On papote un brin, assez peu en fait, je le trouve changé, presque sombre. "Et comment va la vie, est-ce que vous allez bien?" je lui demande avec une sollicitude non feinte (allez comprendre pourquoi). Alors il me dit qu'il n'est pas très en forme ces temps-ci, il a un coup de mou, et puis il va devoir quitter son petit appartement. Je compatis, à Paris c'est une vraie tuile de perdre un logement correct. Finalement, il crache le plus gros morceau: sa copine est en train de le lâcher, il sent venir la rupture, il a l'impression qu'elle en a marre de lui. La conversation prend un tour incroyablement personnel. Il semble abattu, au bord des larmes. Ils sont ensemble depuis plusieurs années, c'est une fille bien, il l'aime. Mais lui, il est peut-être pas tout-à-fait... (il s'agite un peu), pas tout-à-fait.. enfin un peu difficile... des fois c'est un peu le foutoir... il voit bien que ça l'énerve, elle. Il me fait carrément de la peine alors je l'écoute aussi bien que je peux.

Arrivés à destination, on se regarde, il hoche la tête, presque étonné. Moi aussi. On se souhaite bonne chance et voilà, la voiture repart.

Depuis, quand je monte dans un taxi je m'attends toujours à tomber sur mon chauffeur fou, si gai si triste, mais ça n'arrive pas.

 

 

 

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