Qu'est-ce qu'elle a sa gueule ?

La scène se passe dans le train. Je m'installe au hasard dans un compartiment où un monsieur seul est assis. Un type dans la cinquantaine, ni beau ni laid, rien à signaler, il pourrait être portugais je me dis (ah bon ?). La conversation démarre piano piano, bonne année Monsieur, bonne année Madame. C'est le 1er janvier.

Alors comment se fait-il que le type soit maintenant en train de me dire qu'il s'est fait tirer la peau sous les yeux ? (Je ne sais plus, je ne retrouve pas l'enchaînement du dialogue). Il est assis en face de moi et il se penche un peu pour me montrer ses tempes. Moi qui associe volontiers la chirurgie esthétique a un truc de nanas, je trouve ça pittoresque, alors le type s'engouffre dans cette lueur d'intérêt qu'il a repérée dans mon oeil.

"En même temps, on a refait les paupières", dit-il. Qu'est-ce qu'elles avaient ses paupières ? Je n'ose pas le lui demander et puis je me rappelle que les miennes ont tendance à gagner du terrain, ça me rapetisse un peu l'oeil,  pas très grave, juste une petite vacherie de l'âge.

"Tant qu'à faire on a enlevé une ride là" ajoute le déridé en montrant son front. Moi aussi j'ai un peu de rides au front, et qu'est-ce que je m'en fous.

Je commence à avoir besoin d'air.

"J'ai attendu un peu et puis on a fait le menton, le contour du visage, et autour du cou là, vous voyez, pour enlever le mou". Le mou, ah le salaud, le mou ! Et mon menton alors, qui se plie et se déplie tel un éventail andalou chaque fois que j'opine du chef ? Il me tient, le bougre.

"Et bien", dis-je pour lâcher un peu de vapeur, "à votre travail ils doivent avoir l'habitude de vous voir bleu et contusionné" ? "Oh non, je travaille aux CFF" ( et quoi, c'est une compagnie canne blanche les CFF?), "mon docteur me fait un certificat médical et je retourne quand on ne voit plus rien, pas question que les collègues soient au courant, ah non, pour rien au monde".

Moi, par contre, il tient à ce que je sois au courant de tout.

"Ce qui n'a pas été facile, c'est les dents" poursuit mon sado-maso. "Les dents?" dis-je faiblement. "Ah oui, après l'opération du nez et les autres aussi, il y avait comme un déplacement de la mâchoire, alors ils ont dû scier et remonter et ..."

" ...Et où faites-vous faire tous ces travaux d'Hercule?" je balbutie pour l'empêcher de me décrire en détail le coup des dents.

"En Tunisie", claironne Frankenstein avec un étincelant sourire ( mais alors les dents... on ne peut pas remonter des vraies dents... mais alors...), "un as de chirurgien, fantastique et puis beaucoup moins cher qu'ici, pensez-vous. D'ailleurs, justement je viens de recevoir les voeux d'une copine qui se fait aussi refaire là-bas, mais elle alors, c'est fou, elle se fait vraiment tout refaire, moi je me contente de l'essentiel" ( je risquerais bien un oeil vers son pantalon si je ne sentais la nausée me gagner).

Je me cale dans mon siège et je le regarde. Il doit sentir mon mouvement de recul car il dit : " Je ne sais pas pourquoi je fais ça". Et puis il sort de sa poche sa carte d'identité et son permis de conduire. "Regardez comment j'étais avant!" Pas terrible en effet, mais pas grave quand même, plus vieux en tous cas. "J'ai 62 ans", dit-il avec fierté.

Donc je le regarde et c'est sûr qu'il n'a pas fait tout ce boulot pour rien. De la belle ouvrage, une réussite, il présente bien, comme on dit. Le problème c'est qu'il brille de partout, voilà, sa peau brille. Peut-être qu'il résonne comme un tambour ?

Je commence à avoir envie de sortir de cette conversation.

"Vous ne trouvez pas qu'ils ont bien réussi les cheveux ?" (Crénom, c'est vrai qu'il était à moitié chauve sur sa carte d'identité) "Des implants ?" je demande bêtement en invoquant Saint Yves Calvi. "Oui bien sûr, on a déjà fait trois étapes et il manque encore deux touffes, là derrière", précise-t-il en baissant la tête pour me montrer l'arrière de son crâne.

Il ne m'aura rien épargné, même pas le carreau de poireaux. Il répète "Je ne sais pas pourquoi je fais cela".

Je prends mon livre et je l'ouvre. Il répète encore " c'est vraiment drôle, non, je ne sais vraiment pas pourquoi je fais cela, je le fais, c'est tout". Il voudrait bien que je lui dise quelque chose, il me regarde gentiment, il a l'air tellement solitaire sous son derme rutilant.  Mais moi je suis devenue muette et je n'arrive pas à lui offrir cette simple phrase : " vous êtes très beau Monsieur".

Contact

CAPTCHA
Cette question permet de s'assurer que vous êtes un utilisateur humain et non un logiciel automatisé de pollupostage.
CAPTCHA visuel
Entrez les caractères (sans espace) affichés dans l'image.