PAS TOUCHE !
678, ce n'est pas une position acrobatique du Kamasutra, c'est le numéro d'un bus, un bus qu'empruntent quotidiennement des femmes égyptiennes et dans lequel elles se font, tout aussi quotidiennement, mettre la main où je pense. Et par qui je vous prie ? Par des messieurs, des gentlemen qui prennent aussi le bus. Vous me direz, pourquoi ne prennent-elles pas un autre bus,le 876 par exemple? Ha, Ha, très drôle.
"Les femmes du bus 678" est un film de l'égyptien Mohamad Diab, qui passe actuellement sur les écrans parisiens et égyptiens aussi, je l'espère du moins. il raconte l'histoire croisée de trois femmes égyptiennes qui n'en peuvent plus de ces harcèlements sexuels perpétuels. Il faut dire qu'il n'y a pas que les bus, il y a bien d'autres lieux, la rue, les stades, les places publiques, où ces messieurs trouvent moyen de leur infliger la violence de leur sournoise libido.
Ce film m'a touchée car il m'a ramenée plus de vingt cinq ans en arrière, lorsque, vêtue de larges blouses sur des pantalons, je pratiquais le slalom spécial dans les rues de Baghdad, pour esquiver les gestes outrageants et les regards salissants des hommes. J'en étais arrivée à ne plus du tout marcher dans la rue et à ne sortir qu'en voiture. Passons.
A peine sortie du cinéma, je tombe sur une nouvelle : au Caire sur la place Tahrir, des égyptiennes, venues manifester contre le harcèlement sexuel, se sont faites pourchasser et abreuver d'insultes par des hommes qui ont réussi à en coincer certaines et à leur infliger attouchements et humiliations divers. Ces femmes étaient venues manifester, entourées par des camarades masculins qui se sont battus en vain contre les agresseurs. Elles avaient donc anticipé des réactions violentes à leur manifestation. Plusieurs de ces femmes étaient voilées, ce qui ne les a nullement protégées.
Le lendemain, Mohamad El Baradei, homme politique égyptien de premier plan, publiait un communiqué dans lequel il demandait symboliquement pardon aux femmes agressées. Cet homme-là ne demande pas pardon chaque fois que quelqu'un se fait molester, que je sache. Sa réaction publique montre bien qu'il s'agit d'un vrai problème de société, comme on dit.
Pour compléter le tableau, vous vous souvenez sans doute du récit de deux femmes journalistes, en 2011, qui s'étaient faites brutalement violenter par des groupes d'hommes sur la place Tahrir, pendant les journées de la révolution.
Il parait que d'aucuns règlent la question en affirmant que les agresseurs sont en réalité des éléments manipulés, soit par des politiciens, par la police, par les barbus, par Dieu sait qui, pour créer du chaos propice à leurs noirs desseins. La thèse du complot, quoi. Il faudrait demander aux femmes du bus 678 ce qu'elles en pensent, du complot. D'autres n'hésitent pas à proclamer que les femmes qui manifestent veulent sciemment salir l'image de l'Egypte à l'étranger! On lit cela sur des forums. Foutaises qui ne font même pas rire.
Maintenant que des langues se délient et que des femmes osent même manifester, on commence à prendre la mesure de la loi du silence à laquelle les femmes se sont soumises. A prendre la mesure du phénomène.
Moi, ça me fait gamberger, cette histoire. Oui, je sais, du harcèlement et de l'agression sexuels il y en partout dans le monde.
Mais tout de même, comment expliquer que, dans des sociétés où, précisément, la vertu et la pudeur des femmes sont érigés en principes fondamentaux de l'honneur des familles, il soit courant de faire subir aux femmes des gestes dégradants, des geste intolérables?
Comment comprendre que, dans une société qui voile ses femmes théoriquement pour mieux les protéger de la concupiscence des mâles, ces mêmes femmes, qu'elles soient voilées ou non, vivent dans la crainte de côtoyer l'autre moitié de l'humanité ?
Comment imaginer que des hommes, qui seraient prêts à en découdre pour l'honneur de leurs femmes et de leurs soeurs, s'autorisent pareille conduite sur les soeurs et les femmes des autres ? La logique voudrait que ce soit dans ces sociétés-là qu'il y ait le moins d'agressions sexuelles.
Est-ce que l'on peut se contenter d'invoquer la pauvreté, l'ignorance et la frustration sexuelle de jeunes mâles frustrés d'être privés de vie sexuelle avant le mariage ?
J'ai beau retourner cette situation dans tous les sens, j'en reviens toujours à une question de PROPRIETE (que les vieux marxistes, s'il y en a encore, rigolent en douce)!
Traditionnellement, l'honneur de la femme appartient à sa famille ( pères et frères et plus tard, mari ), et comme l'honneur passe par un contrôle du corps, (la virginité, puis la fidélité etc.), on peut en conclure que son corps n'appartient pas à la femme, qu'il relève de la propriété familiale. Dès lors, puisque les femmes ne sont pas propriétaires de leur corps, leur consentement pour en disposer ne serait pas vraiment nécessaire. Ainsi, l'agression sexuelle serait perçue par l'agresseur moins comme une atteinte à l'intégrité de la femme que comme un banal larcin, un cambriolage de propriété privée, pas vu pas pris! Après tout, si la famille n'est pas présente pour protéger la femme comme elle le devrait, si celle-ci est seule sur la place publique ou dans un bus, alors tant pis pour elle, pourquoi ne pas se servir?
La place d'une femme est à la maison, c'est là qu'elle trouve sa légitime sécurité. L'extérieur est une jungle réservée aux hommes. Je ne dis pas que ce discours soit dominant en Egypte actuellement, en fait je n'en sais rien, je crois qu'il y a des discours discordants sur la place de la femme dans la société.
Que la tradition désigne la femme comme la propriété des hommes est une chose, mais on peut imaginer une hypothèse plus "anthropologique" à ces pratiques de harcèlement sexuel : n'y aurait-il pas des sortes d'incrustations mentales "préhistoriques", de vieux substrats archaïques de domination du mâle sur la femelle qui traînent au fond des cerveaux, et qui trouvent un terrain favorable pour s'exprimer plus facilement dans certaines sociétés que dans d'autres ? (vaste sujet…)
Et les femmes, pourquoi ne se sont-elles pas rebellées plus tôt contre ces attaques à leur intimité ? Peut-être que les mêmes substrats archaïques traînent aussi au fond de leur cerveau? Finalement, j'y vois une histoire de PEUR, une de plus. Dans ce paysage mental, une femme agressée sexuellement, même s'il ne s'agit que d'attouchements furtifs, n'ose pas en parler à ceux qui pourraient y remédier, à savoir les hommes, tant la crainte de se voir rejetée est grande. La femmes connait son monde, elle sait qu'elle sera perçue comme souillée et coupable aux yeux des hommes, alors elle se tait, effrayée des conséquences d'une parole qui la condamnerait et l'enfermerait davantage au lieu de la libérer.
Soit dit en passant, en matière de sédiments mentaux archaïques, ne soyons pas étonnés que l'on en trouve encore de belles traces dans nos sociétés occidentales soi-disant égalitaires en matière de "genre". Entre inégalité des salaires et industrie du porno, on dirait qu'il y a le choix…
Bon, on arrête là le coup de déprime et on envoie nos amitiés aux femmes égyptiennes qui se regroupent pour lutter et se donner force et courage.