NYBB (New-York Bric et Broc)
Dans notre jardinet à l'arrière de la maison se trouvait un minuscule carré de pelouse et un arbre aussi, tous deux bruns et austères en ce début d'avril frileux, mais un beau matin la verdure a pointé du nez et bientôt nous n'arrivions plus à suivre, elle croissait à vue d'oeil, l'herbe poussant si dru qu'il aurait bientôt fallu la couper, mais la tonte de ces quatre mètres carré m'était un problème insoluble, si bien que je me contentais, tous les matins à l'heure du café et des tartines, de contempler les jeux de l'écureuil qui traversait cette pelouse lilliputienne et sautillait sur l'arbre, parfois dans le sens de la montée, parfois de la descente et je l'observais aussi longer le sommet de la palissade, alors je me demandais si c'était bien toujours le même écureuil ou s'il avait des compagnons, j'essayais de trouver des différences en détaillant la couleur de son pelage et le panache de sa queue mais j'ignore toujours s'il était seul ou bien accompagné, ce que j'espère pour lui, car, qui n'aurait le coeur chagriné par la solitude d'un écureuil au printemps, dans une rue tranquille de Harlem
De l'autre côté de la maison, dans notre 129ème rue, les arbres se couvraient de fleurs toutes fraîches, blanches ou roses, la floraison jaillissait sur Manhattan, triomphe de délicatesse dans la ville colossale, mais bientôt les trottoirs se couvraient d'une fine couche de pétales et les feuilles envahissaient les branches, presque du jour au lendemain, alors je m'étonnais d'être pour la première fois si attentive au printemps dans une ville, je crois que c'était à cause de l'écureuil, encore que je n'étais pas la seule à réaliser que le printemps était de retour, il fallait voir les mariés pousser comme des pâquerettes sur le gazon, nous submergeant de tulle vaporeux et de limousines à rallonge, surtout le samedi lorsque les garçons d'honneur, tout de noir vêtus, affichaient des mines ripolinées de gangsters trop souriants et je m'attendais toujours à ce qu'ils dégainent un Beretta et parlent italien, avec l'accent monstrueux de Jack Nicholson dans L'Honneur des Prizzi, mais de fait ils parlaient plutôt chinois ou espagnol
Quand je levais le nez vers le bleu du ciel, l'azur new-yorkais nettoyé par le vent du large, il se trouvait toujours un avion pour me donner un coup au coeur, un fuselage scintillant qui fonçait contre un gratte-ciel et réapparaissait de l'autre côté, ouf, ce pincement à chaque fois comme un cauchemar récurrent et fugace partagé par tant de gens, je l'ai vérifié, plus personne ne regarde placidement les avions dans le ciel new-yorkais, alors je tournais le regard vers le sol pour me rassurer et je finissais par remarquer qu'il y avait énormément de chiens, des quantités de petits chiens, comme à Paris, mais d'une autre race, des Carlins, ces chiens dont le museau est aplati comme s'ils avaient foncé dans une vitrine, vous les connaissez n'est-ce pas, toute plate et plissée leur gueule, pas vraiment beaux gosses mais sympas, ces clebs, contrairement à Paris où on ne voit que des Jack Russels très jolis mais qui sont des grandes gueules pires que leurs maîtres et je dois dire que tous les promeneurs de chiens à New York sont munis de sachets en plastique et hop, la crotte de Médor ensachée ni vu ni connu, hygiène et sens de la Communauté, c'était un plaisir de voir ça, surtout quand les maîtres étaient de grands Blacks very cools qu'on aurait plutôt vu entamer un solo de trompette au Blue Note, j'en croisais sans arrêt dans les rues autour de chez nous pour le pipi du soir et c'était chouette de tordre enfin le coup aux vieux clichés sur les Noirs de Harlem qui vendent de la dope au coin de la rue entre deux séjours en tôle
Le printemps avait aussi ramené les commerces de glaces, de deux sortes très différentes, les commerces, pas les glaces dont les variétés sont innombrables, bref il y avait d'abord les camionnettes à glaces qui sillonnaient les rues en diffusant des ritournelles enfantines par haut-parleurs, des rengaines pour appâter la marmaille, horriblement obsédantes croyez-moi, et qui vous faisait bientôt bondir hors de chez vous pour offrir une crème glacée à ces chères têtes blondes (ou jaunes ou noires ou autre, à New York ce n'est pas la diversité qui manque, c'est la grande parade des Jeux Olympiques toute l'année), dans le but de faire déguerpir la camionnette de la rue le plus vite possible avant que tout le monde ne devienne zinzin, par contre l'autre sorte de commerce de glaces était beaucoup plus modeste et conviviale puisque les vendeurs poussaient devant eux de petits chariots métalliques contenant des bacs à sorbets de six parfums différents, des glaces aux couleurs explosives, rouge sang pour la fraise, jaune pissenlit pour le citron, vert pomme pour le melon et un bleu électrique pour je ne sais quelle baie, myrtille peut-être, des couleurs si follement chimiques qu'il fallût bien les goûter pour rire et croyez-moi, ces glaces tenaient toutes leurs promesses de paradis artificiels, mais la pauvre marchande en avait plein les pattes de pousser sa charrette pendant des heures, heureusement qu'il y avait un banc pour une petite pause de l'autre côté de la rue, alors nous avions juste le temps de jeter le reste de nos glaces dans le caniveau pendant qu'elle ne nous voyait pas, avant de monter dans le bus pour une traversée de Brooklyn
Le trajet était agréable car il y avait peu de monde, hormis trois femmes portant chacune un bébé, manifestement une seule et même famille, d'origine mexicaine d'après leur teint cuivré, leur chevelure noire et lisse et leur taille minuscule et je peux ajouter si nécessaire qu'elles parlaient espagnol, de toute évidence une maman avec ses deux filles encore adolescentes dont j'évaluai l'âge entre 15 et 18 ans et si je m'intéressais tant à elles c'est que chacune était la mère d'un des marmots et c'était quelque chose de vraiment troublant à observer, ces deux soeurs, ces gamines-mamans accompagnées de leur propre mère dont le bébé était la tante ou l'oncle des deux autres poupons, alors nous comprenions le sens des affiches placardées dans presque tous les wagons du métro qui mettent en garde contre les grossesses précoces et leur cortège de maux innombrables pour les mères et pour les petits, un phénomène social inquiétant comme on dit, contre lequel les autorités tentent d'agir, mais pour l'heure les trois mamans bavardaient et riaient avec insouciance, les bébés tétaient et d'autres passagers montaient dans le bus, ce qui nous donnaient l'occasion, une fois de plus, de constater que le système d'accès des fauteuils pour handicapés dans les transports publics est parfaitement au point
A côté du chauffeur un faux plancher se soulève, une plateforme bascule vers l'extérieur et tracte la chaise dans le bus, alors autant éviter de se trouver sur la plateforme lorsque le système s'enclenche et mieux vaut aussi ne pas être en retard pour le boulot car l'opération prend un temps fou mais tout le monde semble toujours s'en accommoder de bonne grâce et nous nous étonnions de l'amabilité spontanée des gens, en tous lieux et en toutes circonstances, le sourire qui affleure au moindre croisement de regards, le souci apparent de votre bien-être au point qu'il devenait difficile d'émettre la moindre critique au restaurant sans provoquer chez le serveur une inquiétude considérable, un émoi disproportionné, pensions-nous, accoutumés que nous sommes à la désinvolture parisienne, mais nous étions avertis de ce trait de caractère national par de précédents séjours, d'ailleurs j'avais lu quelque part que cette culture américaine du sourire perpétuel et de l'amabilité systématique était un réflexe d'auto-protection dans une société fondée sur la plus grande violence, intéressant paradoxe, n'est-il pas
Dans notre bus, nous assistions petit à petit à un rassemblement de personnes du 3ème âge poussant devant elles leurs déambulateurs, nous faisant craindre d'être cernés une nouvelle fois par une barricade de ces engins encombrants, transformant notre sortie du bus en périlleuse désincarcération, mais il était impossible de se prémunir contre cette invasion, car les déambulateurs sont partout, dans les magasins, dans les rues, dans les restaurants et sans doute faut-il en anticiper l'envahissement dans la vieille Europe tant le mot d'ordre pour l'avenir semble être "place aux vieux" dans notre Occident dénatalisé et, tandis que ma fascination-répulsion pour cette profusion de béquilles quadrupèdes s'accompagnait d'une nostalgie pour les poussettes volumineuses mais gaies, une association d'idée bancale m'évoquait l'énigme de la quasi absence de vélomoteurs et de scooters à New York, absence étrange que je ne m'explique toujours pas, mais pour en revenir aux trajets en bus, l'ambiance y était constamment paisible sauf un certain samedi soir où, revenant du Bronx avec le bus numéro 100, nous assistâmes à une scène de genre entre une vieille femme noire et les gens du bus qu'elle invectivait, clamant d'une voix stridente qu'elle était une Femme Libre, elle, contrairement aux autres passagers, rien que des Moutons, d'ailleurs elle fumait 40 cigarettes par jour depuis 50 ans, elle emmerdait tout le monde et se portait comme un charme, ah, ah, alors imaginez un peu l'effet de propos aussi scandaleux sur les passagers mais finalement seules quelques personnes lui crièrent de la fermer vieille folle, tandis que tout le bus s'animait, chacun racontant quand et comment il avait arrêté de fumer, tandis que la vieille ricanait dans son coin
Chaque ville possède une densité qui lui est propre et la densité de New York est exceptionnellement transparente et insondable, harmonieuse et discordante dans l'élancement de ses citadelles et dans l'entrelacs de sa forêt primaire, bâtiments rouges zébrés d'échelons noirs, ah oui, un chef-d'oeuvre d'art moderne, toute la ville une oeuvre, exposée sans heures de fermeture et date de clôture, baignée dans le flux contemporain, en route vers le futur et peaufinant la patine de ses rides, elle ne se refuse rien celle-là, tout à la joie d'être à nouveau Ville Ouverte, célébrant ses rites multi-civilisationnels sous la férule paternelle et vorace de Zeus-Argentier veillant au désordre impeccable de la Grosse Pomme, Nine Eleven* cristallisé en ciment d'amour collectif pour La Ville, célébré en toute occasion, et voilà donc à quoi je pensais en mon envie de lyrisme par cet après-midi d'avril où le plein soleil éblouissait sans réchauffer, en mon désir d'une synthèse illusoire parmi les motifs innombrables de la cité, New York qui m'excite et m'épuise à force de me lancer sa lumière en pleine face
Je m'étais résignée, dans mon pays, au spectacle de la foule monochrome grise et noire, où chacun se déplace d'un air neutre et dénué d'émotion (je ne suis presque pas là, ma vie est ailleurs, mais peut-être admirerez-vous le discret équilibre de ma silhouette fugitive) alors qu'ici on parlait haut et fort et surtout, surtout, on brandissait les couleurs, on étalait du rose sur les fesses, du vert sur la poitrine, du jaune autour des pieds, peu d'élégance il faut bien l'admettre, mais une parade incessante de drôles d'oiseaux bigarrés, des gens de toutes les couleurs de peau et de peaux, de toutes les tailles aussi et pas seulement en hauteur, une telle variété dans les largeurs, d'infinis rebondis de cuisses, des soufflés de bras, des montgolfières de seins, des pâtes levées ventresques, une humanité déterminée une bonne fois pour toutes à s'habiller deux tailles en-dessous, à faire plaquer le jean comme s'il ne faudrait plus jamais le retirer, à faire péter les boutons du chemisier, à laisser affleurer, déborder, rebondir toute chair qui méprise définitivement la morosité d'un vêtement enveloppant, fini les camouflages, vive le moulant, que dis-je, l'hyper moulant, vive le débordement du corps en couleur, oui, c'est bien cela que je ne me lassais pas d'observer et petit à petit je m'y faisais, je rendais les armes du bon goût, j'appréciais la disparition de l'angle et de la ligne droite, enfin j'exagère bien entendu car on pouvait encore apercevoir du longiligne et de l'osseux de-ci de-là, surtout dans l'Upper East Side, dans tous les endroits chics que nous évitions par crainte de l'ennui, mais voilà que le carnaval avait gagné les hauteurs, la chevelure avait abandonné Dessanges et Provost en rase campagne avec leurs boucles maîtrisées et leur carré parfait, désormais la coiffure s'élançait vers des cimes sculptées où s'élaboraient des échafaudages capillaires somptueux dignes des merveilleux Sauvages de nos livres d'enfant, les plus belles compositions se rencontrant en-dessus de la 110ème rue et combien j'aurais aimé me planter dans le salon d'un de ces figaros virtuoses pour observer la confection de ces pièces-montées, mais jamais je n'ai osé
Lorsque les yeux rendaient l'âme à force de sollicitations, les oreilles prenaient la relève tant la musique irrigue New York comme le sang parcourt nos veines, et sonnait l'heure d'arpenter les artères musicales de la ville, d'écouter le vieux Lou Donaldson érailler les grands standards du jazz de sa voix perchée sur des montagnes de cigarettes et de substances diverses qui avaient fini par engendrer, après tant d'années, un chant d'une pureté de caillasse et de coeur brisé, puis nous nous laissions emporter vers une autre voix, vers le fin colorature de Natalie Dessay en Cléopâtre, dont la diablerie magistrale nous faisait pleurer de joie dans nos petits fauteuils rouges du Metropolitan Opera, parmi une foule de beautiful people dont quelques spécimens valaient leur pesant de noeud papillon vert gazon pour Monsieur et de capeline assortie pour Madame, quelle chance que de ne pas se trouver assis derrière cette caravelle de mousseline, et sitôt la dernière note envolée je voulais que mon coeur embrase mes mains dans des rappels sans fin, si bien que je restais stupide lorsqu'un unique tonnerre d'applaudissements retentissait, une seule énorme clameur et finito, bonne nuit les petits, déjà le métro nous emportait vers les hauteurs de Manhattan au son du slam rageur d'un jeune homme dont la main se tendait devant les passagers pour réclamer le salaire de sa révolte et le lendemain cela recommençait, la musique était partout, comment s'y prendre, alors nous choisissions d'élargir la gamme et de vadrouiller dans tous les registres, depuis le rock pointu-branché de la scène new-yorkaise au "Crossing Brooklyn Ferry" jusqu'au brame soul d'un Charles Bradley débutant à l'Apollo à soixante piges bien tassées dans un revival de James Brown, paillettes et saccades pelviennes incluses, porté par un fan-club de blondinettes montées à Harlem pour une soirée torride, mais avouons que pour nous, vieux de la vieille, le show sentait un peu la naphtaline, la mémoire craint le réchauffé, alors au final nous préférions la gouaille racoleuse de Mister Capone, animateur des célèbres "Amateurs Nights" de l'Apollo qui savait chauffer la salle comme personne et faisait répéter au public déchaîné les huées destinées à éliminer les candidats malheureux "Com'on, gimme a Booh", la salle hurlait BOOOH et une pauvre gamine de 10 ans, encastrée dans une robe en lamé et perchée sur des escarpins hauts comme l'Empire State Building, s'égosillait sur la belle chanson d'Adele "Rolling in the Deep" à en casser ses jeunes cordes vocales mais se faisait bientôt éjecter de scène comme les autres par des BOOOH cruels et joyeux, alors nous deux, finalement gavés d'énergie électrique, dirigions nos pas vers de plus calmes horizons, en direction d'une drôle de barge flottant sur le quai de Dumbo à Brooklyn, petite salle de concert aux grandes baies vitrées par lesquelles s'engouffrait la somptueuse forêt de gratte-ciels du sud de Manhattan et j'ose affirmer que quiconque n'a pas écouté les trios de Brahms, bercé par un doux balancement aquatique en face d'un tel panorama a encore un ou deux trucs à vivre dans sa vie, à New York ou ailleurs
Le flux et le reflux des évocations sur New York pourrait se poursuivre inlassablement mais moi je me lasse d'avoir perdu mes points, mes points de repère, mes points tombés des paragraphes, il faudra que je pense à regarder tout en bas de la page, peut-être est-ce là qu'ils ont glissé
* Nine Eleven : le tristement célèbre 11 septembre 2001