MABANCKOU- TEKITOI ?
J'ai lu le livre d'Alain Mabanckou "Le sanglot de l'homme noir" (Fayard 2012). Le titre est un pastiche du titre du livre de Pascal Bruckner "Le sanglot de l'homme blanc" (Seuil, 1983), qui dénonçait l'esprit de repentance des européens envers les méfaits de la colonisation et exhortait les mêmes à s'enorgueillir de leur passé et à regarder les anciennes colonies et le tiers monde en général sans le filtre, nuisible selon lui, d'un sentiment de culpabilité. Bruckner disait en substance :" Cessez de regarder les africains comme des victimes, car c'est une forme de racisme, soyez aussi exigeants avec eux qu'avec vous-mêmes, voilà le vrai respect". Cette apparente saine logique proposait une relation décomplexée de l'homme blanc envers l'homme noir.
A mon avis, cette thèse de Bruckner, au prétexte louable de "désempêtrer" les occidentaux d'une culpabilité stérile, évacuait par pertes et profits les méfaits commis contre les peuples colonisés et prétendait que, malgré tout, nous sommes tous égaux sur la ligne de départ, ce qui me semble outrecuidant. De plus, je ne crois pas qu'il appartienne au responsable d'une tragédie de solder les comptes de son côté, mais bien plutôt à celui qui en a été victime de prendre cette initiative en temps et en heure. (Au mieux, on pourrait souhaiter que ce travail de digestion mémorielle se fasse de part et d'autre, les yeux dans les yeux, si vous me passez cette métaphore).
Mabanckou prend le paradigme de Bruckner et le retourne comme une chaussette. Il dit en substance : "mes chers Noirs, cessez de voir le monde à travers le prisme des méfaits de l'homme blanc. Cessez de gémir et de vous lamenter, cessez de vous percevoir vous-mêmes comme les éternels lésés et spoliés. Construisez votre présent et cessez de vous égarer dans le passé".
Il affirme que les notions de "conscience noire", de "valeurs noires" devenues populaires jusqu'au lieu commun parmi les populations noires originaires d'Afrique, sont des slogans, des constructions imaginaires et fallacieuses qui ne reposent pas sur la réalité. L'Afrique et les africains sont multiples et divers et ne forment nullement UNE communauté détentrice de conscience et de valeurs communes. En passant, il moque la mode de s'appeler "frère", entre personnes qui ne se connaissent pas, au seul motif d'être noirs.
Pour Mabanckou, point de liberté dans le dolorisme victimaire, qui est un frein à l'intégrité, un oreiller de bonne conscience gratuite et finalement une entrave, car il prive le sujet de l'indissociable compagnon de la liberté: la responsabilité. Sa démarche n'a rien à voir avec l'idée du pardon chrétien, ni d'ailleurs d'amnésie historique, il se place dans une démarche de récupération de liberté mentale.
Du coup, il pose sans détour la question de l'identité. Qui suis-je, se demande-t-il ? Un congolais qui écrit en français et enseigne aux Etats-Unis ? Un écrivain français d'origine congolaise doublement expatrié ?
Chacun doit tenter de répondre à cette question, qui n'est simple qu'en apparence.
Nous sommes sans doute chacun les héritiers d'une histoire collective, mais de quelle histoire? Celle de notre ville, de notre région, du pays, du continent, de notre filiation biologique, de notre famille politique, de notre classe sociale, mais racontée comment et par qui ? Et jusqu'où remonter dans le temps ? L'exemple de la guerre civile espagnole suffit à démontrer avec la plus grande clarté que chacun n'est pas héritier de la même histoire, selon les familles il ne s'agit pas du tout du même récit, de la même conscience.
Pour ma part, je ne vois qu'une façon de poser la question : de quoi suis-je faite, quelles sont mes couches sédimentaires ? Puis-je tenter de les décrire et d'en mesurer les interactions ? Et surtout suis-je capable d'en accepter la part d'incertitude, toutes les inconnues, les secrets de famille, les cadavres historiques dans les placards ?
Ne sommes-nous pas constitués de récits incertains ? Il me semble que notre identité est constituée de matériaux divers, parmi lesquels les sables mouvants côtoient quelques rochers. Cela devrait suffire à nous préserver de toute hystérie identitaire.