Loin d'Ellis Island
Les Etats-Unis, terre d'immigrants, puissante pompe aspirante des laissés-pour-compte, des rêveurs, des aventuriers du monde entier mais aussi des kidnappés, des captifs. Hommes libres ou esclaves, ils peuplèrent massivement le continent au cours des deux siècles écoulés, sans espoir de retour pour la plupart. Les gens du nouveau monde s'accrochèrent à leur nouvelle patrie, leurs vaisseaux brûlés de l'autre côté des mers. Nouveau monde, nouvelle vie, nouvelle identité. La volonté farouche de se faire une place, à tout prix, quitte à décimer les habitants d'origine et les réduire finalement à l'ombre d'eux-mêmes.
Peu d'immigrants purent garder un pied dans leur patrie d'origine, la plupart l'aurait-ils d'ailleurs souhaité? Devenir américain, le rester pour toujours. Irlandais, italiens, et tant d'autres, juifs d'Europe Centrale ne se doutant pas que devenir des juifs américains se payerait au prix de l'évaporation de leur vieille langue yiddish. Tant d'autres, formant Communauté dans l'illusion de demeurer tel qu'au pays mais se transformant inexorablement. Bien plus tard, parfois, on retournerait pour un bref pèlerinage au lieu d'origine, dans cette vieille Europe où l'on se sentirait étranger.
C'est ce tableau-là que j'ai en tête. Hors, voilà qu'en vadrouillant dans New York au fil des semaines, au hasard des rencontres, il m'apparaît de plus en plus clairement que la mondialisation a transformé l'immigration tout autant qu'elle a remodelé l'économie ou la culture.
En discutant avec différentes personnes, j'ai l'impression que le fait d'immigrer a perdu son caractère de mutation définitive. L'immigrant actuel, dûment muni de sa "Green Card" voire même de la nationalité américaine, n'en resterait pas moins, dans sa vie concrète et dans sa perception de lui-même, enraciné dans son pays d'origine et dans sa culture et qu'il pratiquerait un va-et-vient régulier entre les deux mondes, prenant ici et là ce qui lui convient le mieux, sans intention, ni nécessité, de choisir entre les deux.
Deux ou trois exemples:
Cet éthiopien d'environ 30 ans partage l'année entre Addis Abeba et New York. Dans la Grosse Pomme il fait le taxi et vit avec sa femme et ses deux enfants. A Addis il a monté une entreprise hybride, à la fois de transport et de commerce de pierres précieuses. "Je me suis lancé avec 5000 dollars il y a 5 ans, j'ai maintenant deux camions qui en valent plus de 200'000. "A l'heure actuelle", ajoute-t-il, "si vous voulez faire de l'argent, il faut aller en Afrique et particulièrement en Ethiopie, où les possibilités sont énormes dans presque tous les domaines, il y a un boum extraordinaire, ici aux USA, c'est fini depuis longtemps!" Je lui demande pourquoi il continue à faire le taxi à NY, pourquoi il ne rentre pas carrément chez lui."C'est bien d'avoir les deux, répond-il, et puis ma femme elle préfère vivre ici, moi je fais des séjours en Ethiopie pour mon entreprise deux à trois fois par an".
Un quinquagénaire ouzbek, citoyen américain. Lui, il gagne sa vie à New York et il va passer environ 2 mois par an à Tachkent. "Là-bas, avec les dollars que je gagne à NY je suis le roi, ah oui, je suis vraiment le roi! De toutes façons, là-bas, il ne se passe rien, il n'y a pas de débouchés". Et votre famille ? je demande. Il éclate de rire. " Moi j'ai deux familles, une ici et une là-bas!" Vous voulez dire que vous êtes marié ici et aussi à Tachkent? " Absolument", dit-il manifestement conscient - et ravi - du caractère provoquant de sa déclaration. "Quand je vais là-bas, je fais un enfant à ma femme, elle en a déjà quatre!" Et ça lui convient ce système, à votre femme? " Ah oui bien sûr, bon, enfin, chaque fois que je l'appelle elle me demande quand je vais venir, je vous jure, à chaque fois elle me le demande!" Sa bonne humeur est inaltérable. Je ne saurai rien sur l'épouse new-yorkaise mais je parierais volontiers un hamburger contre une brochette d'agneau que tout le monde ne dispose pas de la même info dans ce triangle familial.
Il y a également ce peintre d'origine indienne installé à NY depuis très longtemps, vivant heureux avec son compagnon dans le quartier de l'Upper West Side. Il ne renoncerait à sa vie ici pour rien au monde mais il expose et vend sa peinture en Inde!
On est loin de l'image d'Epinal de l'émigrant polonais des années vingt débarquant à Ellis Island avec, chevillé au coeur, l'espoir fou d'une autre vie, d'une renaissance, prenant racine dans un coin du pays, devenant américain sans réserve, même s'il continuait à manger un bon Bigos le dimanche à midi!
La stupéfiante diversité des mobiles ainsi que des pratiques de l'immigration à notre époque aux Etats-Unis est probablement un objet d'études pour de nombreux sociologues et statisticiens! J'avoue que je ne les connais pas.
Et puis, comme matière première romanesque, quelle richesse infinie, quelle mine d'or!
Ainsi, j'imagine que l'identification à la nouvelle nation est sans doute bien différente aujourd'hui que par le passé. Avec deux identités et deux loyautés revendiquées - dans des proportions très variables selon les cas - mais intériorisées comme les deux facettes permanentes de l'identité et de la vie vécue d'un individu, la question de la citoyenneté ressemble à une porte grande ouverte sur l'inconnu. Comment fonctionnent et fonctionneront les engagements et les loyautés ?
Melting-pot, clivages, fractures, synthèses ?