Les deux Gibellina, Sicile
C'est une étrange histoire qui mêle art contemporain, tragédie, luttes sociales et urbanisme d'avant-garde. Mais aussi incurie de l'Etat et ingérence de la mafia. Nous sommes en Sicile.
Connaissez-vous Gibellina ?
Dans la nuit du 14 au 15 janvier 1968 un énorme tremblement de terre arrache le village de Gibellina à l'anonymat en même temps qu'il le raie de la carte, ainsi que les autres villages de la vallée du Belice.
Dans les jours qui suivent, la population en état de choc erre dans les décombres par un froid glacial et compte ses morts. Très vite, tombe du ciel une noria de ministres et de dignitaires. Ils descendent de l'hélicoptère, s'affligent devant les caméras, promettent la lune et repartent. On appellera cette frénésie officielle "les journées de la cravate". L'armée est dépêchée pour organiser les secours. Elle laissera le souvenir d'une intervention au mieux chaotique, au pire prédatrice des secours.
L'Etat fait bientôt preuve d'une réjouissante originalité face à la tragédie de cette population sinistrée : des agents de l'administration débarquent avec un bureau d'émigration au grand complet, des piles de billets de train internationaux et des passeports prêts à être attribués sur le champs : émigrez, braves gens, allez-vous en, il n'y a plus de présent ni d'avenir pour vous ici.
Face à l'incurie de l'armée et le cynisme de l'administration, les gens s'organisent. Des comités populaires se mettent en place, les militaires sont expulsés et on en appelle à la mobilisation des italiens pour que l'Etat s'engage dans la reconstruction au lieu d'encourager les gens à quitter le pays. Des manifestations ont lieu à Palerme et à Rome. Peu à peu les choses avancent, des intellectuels et des urbanistes planchent sur une reconstruction modèle des villages, selon les théories urbanistiques les plus pointues de l'époque. Cependant la pagaille, l'inefficacité bureaucratique et la corruption dominent, sous l'ombre de la mafia.
En 1970, la population de la vallée du Belice refuse de payer les impôts et les jeunes gens cessent de répondre à la conscription. On dit même que de ces actions spectaculaires est née la loi qui encadre l'objection de conscience en Italie ! Il faut dire que cette vallée du Belice s'était déjà distinguée par de fortes mobilisations populaires en faveur des droits de la population et contre la grande pauvreté des habitants, depuis les années cinquante.
En 1976 une nouvelle loi décide de la décentralisation des fonds de reconstruction. Ainsi la détermination de la population a porté ses fruits : les fonds sont désormais gérés sur place.
Plus tard, le maire de Gibellina, qui a des relations, décide de mobiliser les artistes italiens en faveur de son nouveau village reconstruit à vingt kilomètres du précédent. Son idée connaît un succès au-delà de toute attente. La ville se couvre de scupltures, d'oeuvres les plus variées, du plus monumental au plus discret, offertes par des artistes de renom.
L'un de ces artistes, Alberto Burri, propose de transformer les ruines de l'ancien village en oeuvre d'art. C'est ainsi que l'ancien Gibellina est aujourd'hui enfoui sous des chapes de béton qui épousent la toponymie du village, traversées par des tranchées qui suivent l'emplacement des anciennes rues. Un énorme monument horizontal, comme une vaste carapace qui à la fois protège en son sein les restes du village mais les soustrait à la vue pour toujours. Je l'ai visité par un éclatant soleil de fin d'après-midi et je ne suis pas sûre que la beauté printanière de la nature ait diminué le sentiment de sombre mélancolie qu'il inspire.
Fallait-il ainsi bétonner les pauvres restes de Gibellina ? Fallait-il tenter de conserver pour toujours ce qui était voué à se fondre au fil du temps dans le paysage pour finalement disparaître ? Cela m'a paru une tentative assez desespérée de faire exister la mémoire. Cette mise en scène théâtrale de la tragédie d'une communauté est-elle grandiose ou dérisoire ? Cette oeuvre continue à faire débat.
Le nouveau village de Gibellina est aussi unique en son genre dans la région, pour le moins. Un urbanisme fait de longues rues parallèles qui se coupent en perpendiculaires, un peu à l'américaine, bordées de maisons individuelles souvent mitoyennes, flanquées de jardinets. Beaucoup d'oeuvres d'art aux coins des rues et sur les quelques places. Certains bâtiments sont restés inachevés. Au final un lieu assez fascinant, curieux mélange de "non fini" et de "déjà délabré", auquel semble manquer une certaine vibration de vie chaleureuse.
Sur l'histoire des deux Gibellina il y ample matière à philosopher, chacun y trouvera son compte !