LE CHAT ET L'IGUANE, l'un joue l'autre pas
Deux "objets" de cinéma m'ont passionnée ces derniers temps, jumeaux en apparence, mais provenant de planètes séparées: PATER du français Alain Cavalier et CECI N'EST PAS UN FILM de l'iranien Jaffar Panahi.
PATER est un jeu de cinéma entre Alain Cavalier et l'acteur Vincent Lindon. Chacun muni d'une mini caméra, sans équipe technique, sans décors ni rien, ils se filment mutuellement dans leurs appartements respectifs, à la cuisine, dans le séjour etc. Ils inventent un jeu de rôle : Alain est le Président de la République et Vincent son Premier Ministre résolu à introduire une loi réduisant la disparité des salaires dans la société. Dans le film ils sont tantôt eux-mêmes et tantôt le Président et le PM. Ou plutôt, ce n'est pas si simple... car tout le jeu consiste à interroger les rôles de l'acteur et de l'homme politique, à faire semblant d'affirmer pour mieux semer le doute. Par exemple, quand Lindon débarque en trombe un matin chez Cavalier, visiblement hors de lui et qu'il se met à vitupérer contre le propriétaire de son immeuble, que voit-on ? Est-ce un moment de cinéma-vérité, avec le vrai Lindon qui s'énerve pour de vrai ou est-ce un tour de passe-passe des deux compères, qui nous balladent entre jeu-pour-de-vrai et réalité-pour-de-faux à moins que ce ne soit le contraire ?
Les complices Cavalier et Lindon nous régalent, avec une liberté éblouissante, de la vérité-mensonge au cinéma et en politique. Ils nous font aussi participer de tout près à la joie et à la tristesse de ce jeu profond qui n'a pas de fin puisqu'on ignore quand il débute, que ce soit dans la vie ou dans la fiction.
CECI N'EST PAS UN FILM réunit les mêmes caractéristiques de départ que PATER, tourné dans l'appartement à Téhéran du réalisateur Jaffar Panahi muni de la même petite caméra, caméra que Jaffar partage avec son ami documentariste Mojbata Mirtahmasb. Aucune équipe technique, aucun artifice, juste deux amis qui filment tour à tour. ALors, est-ce que J. Panahi joue à être le Guide Suprême et son ami le Président Ahmadinejad ? Hélas, la comparaison avec le film de Cavalier s'arrête ici tout net.
Panahi ne joue pas et c'est bien là tout le drame et le sujet même du film. Ce réalisateur-phare du cinéma neo-réaliste iranien vient d'être condamné ( on est en 2010 ) à 6 ans de prison assortis de 20 ans d'interdiction de tourner des films, de sortir du pays et d'avoir le moindre contact avec les media. Il est accusé de propagande contre le régime. Reclus dans son logement, en attente du résultat de l'appel déposé contre la sentence, Panahi cherche désespérément une échappée à sa mort artistique et à la méchante dépression qui le guette. Puisqu'il ne peut plus tourner dehors, il transforme son espace privé en territoire cinématographique et tente de tourner chez lui l'histoire d'une jeune fille, dont il possède le scénario. Les tapis du salon sont barrés de ruban-adhésif et les meubles déplacés pour figurer les limites du décor. Le spectateur ( bien hypothétique ) sera prié d'accepter ces points de repères rudimentaires en guise de décor. Hélas, la tentative ne fonctionne pas, elle tombe à plat. Panahi déprime. Vaillamment il continue à filmer, à filmer la menace du vide, seul chez lui entouré des outils de communication de la modernité, gigantesque écran TV, portable, ordinateur, auxquels il se raccroche sans illusion. A partir de là le film entre dans l'inconnu et mérite pleinement son titre CECI N'EST PAS UN FILM. Miraculeusement, il devient alors très drôle, de cette drôlerie qui donne envie de pleurer, comme dans les films de Charlot. Panahi se contente de ce qui lui tombe sous la caméra, la voisine qui tente de lui fourguer son insupportable clébard, l'énorme iguane (animal de compagnie de la famille Panahi ) qui grimpe sur ses genoux pour un câlin puis se faufile dangereusement derrière les bouquins de la bibliothèque et, finalement, l'irruption d'un jeune étudiant, qui collecte les poubelles dans les appartements de l'immeuble. Du coup Panahi l'accompagne dans sa "tournée" et le film déménage alors dans l'exiguité de l'ascenseur. Dans cette cage minuscule l'échange entre le cinéaste et l'étudiant est une merveille d'intelligence chaleureuse et cocasse. Une dernière séquence tournée furtivement de nuit sur le perron de l'immeuble, pendant que le jeune homme sort les poubelles, donne à voir les explosions lumineuses et sonores de la Fête du Feu, ancienne célébration devenue, elle aussi, illégale.
Dans le film de Cavalier, il y a un chat, un gracieux minet installé sur le rebord de la fenêtre de l'appartement en rez-de-chaussée sur jardin. Il entre et sort de la scène de jeu à sa libre guise. Dans l'opus de Panahi, l'animal de compagnie est en réalité un co-détenu, le triste iguane, clown préhistorique, qui jamais dehors ne pose la griffe et qui blesse son maître de sa patte acérée à chaque tentative d'embrassade.
Il y a quelques jours la sentence de Panahi a été confirmée par le tribunal. Sans doute sera-t-il transféré en prison un de ces jours. Mojbata Mirtahmasb a été arrêté. L'iguane sera bien seul.
Est-ce qu'on peut jumeler des films comme on jumelle des villes ? Ainsi Cavalier et Lindon pourraient adopter le film de Panahi et contribuer à ce qu'on ne l'oublie pas.
(octobre 2011)