La démocratie sur le T-Shirt
"La prochaine fois j'irai voter pour les putes, j'en ai marre d'élire leurs fils". C'est en flânant sur le front de mer d'une paisible bourgade dans le Sud de la France que j'ai croisé cette profession de foi électorale imprimée en grosses lettres sur un t-shirt porté par un quidam, un vacancier entre deux-âges. Chiffon rouge de la vox populi? Version gouailleuse de la rengaine "tous pourris, tous les mêmes", que les citoyens (le Peuple dirait marine le pen), se répéteraient en boucle à l'heure de l'apéro et qui tiendrait lieu désormais de diagnostique sur l'état de nos démocraties?
J'entends parler de toutes part de désaffection du politique, de scepticisme généralisé illustré par de faibles taux de participation aux rendez-vous électoraux, par l'usure ultra rapide de la popularité des élus, de quelque bord qu'ils soient et par la progression de l'extrême droite. Désenchantement, crispation.
La démocratie dans notre douce Europe serait-elle devenue comme un de ces vieux ménages empêtrés dans ses routines, atones, indifférents, traversés de bouffées d'aigreur et de ressentiment?
Et voilà qu'en ces temps d'asthénie un ennemi nous est donné! Pas le chétif ennemi intérieur que l'extrême droite nous vend à longueur d'années, pauvres immigrants, derniers assoiffés de cette vieille Europe fatiguée. Non, un vrai Ennemi qui pète le feu, coriace, sanglant, fanatique, en pleine ascension. Des types qui ne se contentent pas de faire sauter des bâtiments comme cet amateur de Ben Laden mais qui défilent en rangs serrés sous leurs drapeaux noirs comme la mort, partent en guerre et gouvernent les territoires conquis par la terreur. Des types bourrés de fric, de rage et de vertu, et modernes avec ça, qui vous égorgent les gens devant leur webcam, génération internet.
Comme chacun le sait, les américains - ou plutôt l'effrayant GW Bush et son équipe d'apprentis sorciers - sont largement responsables de la montée en puissance de ces types-là, comme ils furent responsables de la puissance talibane en Afghanistan. Pauvres Docteurs Frankenstein. Et les Européens si lâches et dénués de vision, se contentant de déverser une petite pluie d'euros sur les plaies ouvertes de Gaza en guise de non-politique moyen-orientale et pour le reste, de trotter dans les pas de l'Oncle Sam.
"C'est la guerre qu'il faut faire contre ces gens-là, pas d'autre choix", affirment Obama, Hollande et d'autres. Les avions coalisés décollent et bombardent en Irak. Les avions décollent et bombardent en Syrie. Pas de soldat au sol bien entendu, merci on sort d'en prendre, le fer et le feu qui tombent du ciel devraient suffire à faire passer le message et, espérons-le, à contenir l'avancée de ces types-là. Espérons-le, en effet, car pour le moment cela ne contient pas grand chose.
Cette posture martiale qui ne produit que du chaos depuis des décennies va-t-elle nous rassurer encore longtemps? Le sort du monde reste toujours entre nos mains occidentales, ouf, à cela pas question de renoncer, nous nous rêvons toujours en pivot du jeu international, même si nous savons bien, au fond, que notre suprématie a pris fin avec le 20e siècle. Mais voyez-vous, ce n'est pas parce qu'on s'est planté depuis des décennies en Afghanistan, en Palestine, en Irak, au Liban, en Libye, en Syrie, qu'il faut renoncer à se planter une nouvelle fois faute de stratégie, d'objectifs clairs et de moyens! Question de standing, je suppose.
Bien entendu, cet interventionnisme guerrier n'a toujours eu qu'un seul but proclamé, encore et toujours, malgré les débâcles, malgré les catastrophes humaines et politiques pour les peuples récipiendaires de nos frappes ciblées : établir ou rétablir la démocratie. Caramba, toujours raté. "Démocratie" est devenue un mantra, une formule magique qui justifie, c'est grave, d'ignorer l'Histoire et de se passer de stratégie.
Aujourd'hui, nous voilà repartis en guerre contre un ennemi qui hait farouchement nos démocraties et se promet de les mettre à genoux au moment où nous-mêmes sommes englués dans le doute et le trouble, hantés par l'usure des rouages du système démocratique, tentés de porter au pouvoir des partis démagogiques qui font de la peur et du rejet leur fond de commerce et menacent la démocratie aussi sûrement que n'importe quel fou de Dieu exotique. Inquiétant paradoxe.
Bravade et parade de biceps vers l'extérieur, confusion et désarroi à l'intérieur… On dirait qu'un sacré boulot nous attend : faire baisser le niveau de la peur et faire grimper celui de la réflexion partagée. Allez, on s'y met!