LA COUR DES SHADOKS

                    


 

Il y a la planète terre, la bleue, qui est parfois si jolie et parfois pas, et puis il y a la planète des Gibis qui est comme la planète terre en plus aligné et enfin il y a la planète des Shadoks, un endroit spécial qui n’existe presque pas, enfin, sauf dans ma cour. Dans cette cour il y a trois arbres, des vieux pavés, des bancs et des tables en bois à cause de l’apéro et un coin pour les vélos parce que les voitures il n’y en a pas. C’est une cour où les enfants jouent à ce qu’ils veulent, leurs ballons viennent taper dans la grande vitre de mon atelier, ils cacardent comme une meute d’oisons, leurs petits chiens s’en mêlent, c’est vivant. Des fois la cour devient toute blanche et douce, elle existe encore moins que d’habitude, c’est quand il neige et que dehors les trottoirs sont glissants et marbrés de gadoue, attention aux cols du fémur. La cour est abritée par trois vieux immeubles simples et jolis, bien soudés les uns aux autres. Au premier étage de l'immeuble du fond de la cour, Monsieur Claude Piéplu, autrefois, prêtait sa voix aux Shadoks qui la lui rendaient au centuple. Tout autour il y a Paris.

          


Dans les temps pré-shadokiens, la cour appartenait au monde des ébénistes du Faubourg Saint-Antoine. Les ateliers débordaient de planches poissées de résine odorante. Les percussions du Faubourg scandaient les heures, les jours et les années, une batucada de scies, herminettes, rabots, gouges et racloirs. C'était un monde solide et cohérent qui vécut là de nombreux siècles. Un jour, les meubles fabriqués en série dans de grandes usines prirent possession du Faubourg, des magasins inodores et blancs imposèrent leur modernité, le progrès fit taire les rythmes savants des maîtres ébénistes. Il en reste quelques uns dans le Faubourg, rares rescapés. Dans la cour des Shadoks deux ateliers appartiennent encore à l'ancien monde des artisans: Monsieur Radinovic, le tapissier, se souvient du temps où une trentaine d'artisans occupaient la cour, laqueurs-vernisseurs, sculpteurs, tapissiers, ébénistes, du temps où tous se retrouvaient au café La Fontaine pour les pauses et pour l'apéro, une ambiance énorme. L'année 1980 marqua le début de la fin, le départ progressif des artisans. Les années Mitterand, soupire M. Radinovic en hochant la tête. De cette époque il n'en reste qu'un dans la cour et c'est lui. Attention, dit-il, je suis à la retraite, moi, je viens à l'atelier pour me faire plaisir, je bricole! J'observe les gestes précis, l'aiguille qui traverse la toile épaisse, les crins tassés d'une main sûre et pleine de force. Vous êtes triste, Monsieur Radinovic? Pas du tout, ah non, je suis content et vous savez, j'ai trois enfants: un fils qui fait des affaires en Chine, une fille pianiste et l'autre violoniste, vous voudriez que je sois triste? La vie, elle avance, c'est tout.

               


L'atelier voisin est occupé depuis 30 ans par Brigitte et Jacqueline. Penchées sur leurs machines à coudre inusables, elles confectionnent des rideaux sur-mesure, d'immenses pièces de tissu qui partiront pour Saint-Petersburg, Dubaï ou Bordeaux. La clientèle ne manque pas. Infatigables Brigitte et Jacqueline, ce sont elles qui inaugurent la cour chaque matin et que l'ont voit encore penchées sur l'ouvrage lorsque sonnent les vingt heures!

 


                                


 

Hormis l'enseigne qui borde la verrière à l'entrée de la cour, seul un discret vestige rappelle l'ancien royaume shadokien aux initiés qui pénètrent dans l'entrée de mon bâtiment : La Charte des Shadoks, document historique, texte constitutionnel qui gouverna les habitants de cette menue planète, désormais évaporée dans l'immensité d'un monde marchand et gestionnaire, si extrêmement réel celui-là. En résumé, la Charte déconseille de creuser des trous trop grands dans les planchers, et pour le reste, il est interdit d'interdire et pompez autant que vous voudrez! Je perçois la présence vibrante de cette Charte de l'autre côté de la paroi de mon atelier et certains jours j'en ris et d'autres jours j'en pleure.


        


Les Shadoks, ferblantiers de la tuyauterie métaphysique, Prix Nobel de Logique jamais attribué, grands docteurs des complications inutiles. Indispensables comme l'air pur et l'eau propre. Que ceux qui se souviennent et qui les aiment encore se rassemblent et forment bataillon!



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